La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

jeudi 16 avril 2020

Citadelle, sciences et efforts (II)

 Extraits de Citadelle, de Antoine de Saint-Exupéry, écrit à partir de 1936.


Notons combien reste d'actualité le propos.


Le Roi (de la Citadelle dans le désert) observe ses généraux qui :
dans leur solide stupidité, étudiaient des tactiques habiles
et discutaient et cherchaient la perfection

avant d’agir.
Car ils n’étaient point animés par Dieu,
mais honnêtes et travailleurs.
Ils échouaient donc.

Le Roi s'adresse à ses généraux :
Vous ne vaincrez point car vous cherchez la perfection.
Mais elle est objet de musée.

Le Roi pense, durant la réunion avec les généraux :
(…) réunis comme en congrès, ils se disputaient sur l’avenir.
Et c’est ainsi qu’ils désiraient se faire habiles.

Car à mes généraux on avait d’abord enseigné l’histoire
et ils connaissaient une par une toutes les dates de mes conquêtes
et toutes celles de mes défaites (…)
Ainsi leur paraissait-il évident que les événements se déduisent les uns des autres.

Et ils voyaient l’histoire de l’homme
sous l’image d’une longue chaîne de causes et de conséquences

qui prenait sa racine dans la première ligne du livre d’histoire
et se prolongeait jusqu’au chapitre où l’on notait pour les générations futures
que la création ainsi avait heureusement abouti à cette constellation de généraux.
Ainsi, ayant pris trop d’élan, de conséquence en conséquence
démontraient-ils l’avenir.

(…)
Mais je savais qu’il n’est de science que de ce qui se répète.
(…)
Ils exercent certes leur logique, mes généraux,
quand ils cherchent et découvrent une cause à l’effet qui leur est montré.
Car, me disent-ils, tout effet a une cause et toute cause a un effet.

Et de cause à effet, ils s’en vont, redondants, vers l’erreur.
Car autre chose est de remonter des effets aux causes
ou de descendre des causes aux effets.

(…)
(…) la logique tue la vie.
(…)
Ainsi m’apparut-il qu’il était vain et dangereux d’interdire les contradictions.
Ainsi répondais-je à mes généraux qui me venaient parler de l’ordre
mais confondaient l’ordre qui est puissance avec l’arrangement des musées.

Concernant les limites du langage et de l’enfermement dans les formulations :
Mais ils se sont trompés sur l’homme les faiseurs de formules.
Et ils ont confondu la formule qui est ombre plate du cèdre
avec le cèdre dans son volume, son poids, sa couleur,
sa charge d’oiseaux et son feuillage,

lesquels ne sauraient s’exprimer et tenir dans le faible vent des paroles…
Car ceux-là confondent la formule qui désigne
et l’objet désigné.

Un équilibre maintenu correspond à un idéal… de mort de l’âme, d'extinction du vivant :
Sachant combien d’efforts on se donne pour l’équilibre de la vie,
malgré que la vie soit absente quand l’équilibre est fait.

Concernant les efforts à fournir, selon A. de St-Exupéry, ils donnent vie et sens à notre quotidien :
(…) Ou simplement celui qui va au puits, quand il a soif,
et tire lui-même la chaîne grinçante,
et soulève le seau lourd sur la margelle

et connaît ainsi le chant de l’eau et toutes ses musiques criardes.
Sa soif a donc rempli de signification sa marche et ses bras et ses yeux,
et il en est de cette promenade de l’homme qui a soif vers son puits comme d’un poème,
mais les autres font signe à l’esclave,
et l’esclave porte l’eau vers leurs lèvres et ils n’en connaissent point le chant.
Leur commodité n’est qu’absence : ils n’ont point cru dans la souffrance
et la joie n’a point voulu d’eux.

Commentaire : les riches avaient, ont à nouveau, des esclaves.
Ils veulent qu’on (le peuple, tous) vive selon leur modèle
aussi, bientôt, nous aurons, peut-être, chacun notre robot-esclave.
Mais alors, en ce cas, fini le sentiment d'exister.
Car je vous le dis : vous n’avez le droit d’éviter un effort qu’au nom d’un autre effort,
car vous devez grandir.
Pour l’auteur, ce sont les efforts physiques (et non pas cérébraux) qui donnent sens aux choses.


Le Roi s'adresse maintenant aux maîtres, instituteurs, professeurs, enseignants :
Ne vous y trompez pas. Je vous ai confié les enfants des hommes
non pour peser plus tard la somme de leurs connaissances,
mais pour me réjouir de la qualité de leur ascension.
Et ne m’intéresse point celui de vos élèves qui aura connu, porté en litière,
mille sommets de montagnes et ainsi observé mille paysages,
car d’abord il n’en connaîtra pas un seul véritablement,
et ensuite parce que mille paysages ne constituent qu’un grain de poussière
dans l’immensité du monde.
M’intéressera celui-là seul qui aura exercé ses muscles
dans l’ascension d’une montagne, fût-elle unique,

et ainsi sera disponible pour comprendre tous les paysages à venir,
et, mieux que l’autre, votre faux savant, les milles paysages mal enseignés.
(…)
Leur erreur vient de ce qu’ils ont vu que celui-là qui est exercé à l’amour
découvre le visage qui l’embrase.

Et ils croient en la vertu du visage.
Et que celui-là qui a dominé le poème est embrasé par le poème,
et ils croient en la vertu du poème.

(…)
Car j’ai vraiment écouté avec attention les relations entre les hommes
et j’ai bien découvert les périls de l’intelligence : celle qui croit que le langage saisit.

C’est pourquoi je dis qu’importe d’abord, dans la construction de l’homme,
non de l’instruire, ce qui est vain s’il n’est plus qu’un livre qui marche,
mais de l’élever et de le conduire aux étages où ne sont plus les choses
mais les visages nés du nœud divin qui noue les choses.

Commentaire : lire qu’une rivière est jolie, le bruit de son onde, le chant des oiseaux, etc.,
cela est plaisir mental, poésie ou non ;
alors que d’aller se promener jusqu’à la rivière, en écoutant les oiseaux,
procure un plaisir éprouvé, vu, écouté, senti (odeurs), palpé ;
et même la fatigue musculaire se révèle saine, bénéfique (bon dodo assuré).
Crois-tu au poème qui fut écrit pour être vendu ?
Si le poème est objet de commerce, il n’est plus poème.
Si l’urne est objet de concours elle n’est plus urne et image de Dieu,
mais image de ta vanité ou de tes appétits vulgaires.


___________________________________________________________

8 commentaires:

  1. Réflexion intéressante la poésie à vendre.
    L'auteur n'est pas forcément à la base de la démarche commerciale et parfois il s'y engouffre afin de partager son travail.
    Au Nicaragua la tradition des poètes de rue a été annihilée par la révolution Sandinistes. On achetait un poème du jour comme on se faisait cirer les chaussures. Cela continue de me questionner.
    Belle journée pluvieuse par chez nous.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Même A. de St-Exupéry vendait des livres.
      "Partager son travail" : ce qui est navrant avec notre société d'avant
      c'est que pour partager il faille vendre et acheter.
      Partager avec de l'argent ?
      Tout n'est pas à acheter ni à vendre, contrairement à ce qu'on nous a conditionné à faire, même de vendre de l'amour (sexe).

      Mon avis : si un poète a faim et qu'il écrive et vende un poème, Inch Allah, tant mieux pour lui, il pourra manger.
      Par contre, et je crois que c'est ce qu'exprime A. de St-E.,
      si le poète écrit et vend en rêvant de gloire et de richesses...
      C'est une question d'état d'esprit et de visée (but, intention, ambition)
      Idem pour le lecteur : s'il achète un poème pour l'art, pour ce qu'il exprime, pour le plaisir, ok, mais la plupart, nous sommes devenus boulimiques de poèmes, de romans, de séries, de films, etc., et, au final, qu'apprécie-t-on vraiment à sa juste valeur ?
      Et, comme écrit, le lecteur (ou téléspectateur ou internaute), se rend-il compte qu'il a comme arrêté le temps, pour lire ou mater un clip, et que ce qu'il ressent et, avant tout, élaboré par le mental ?

      :) ciao Thierry

      Supprimer
  2. Carrément d'accord avec toi. La globalisation du partage "marchant" au profit du troc fausse beaucoup la donne et les positionnements dans les actes artistiques. C'est kafkaïen parfois. Vivant de l'art (sous différentes formes), c'est une question qui me taraude, me divise et me mobilise très souvent. Un grand homme St Ex !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. :)
      L'esprit marchand ou l'esprit marchant (c'est joli ça !!)
      Le troc, oui.
      Y a des trucs qui se marchandent et d'autres non, et d'autres trucs qui s'échangent, et d'autres qui se donnent... Y a pas que le commerce $$, nom d'une Winchester !
      ;)

      Supprimer
  3. Toujours un plaisir de tchater avec toi. @ bientôt !
    Petit partage d'un camarade musicien :
    https://www.youtube.com/watch?v=4hYMruQQtoI

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. :)
      Merci pour la muse : chouette, aérien, mélodieux, belles voix.
      (suis en train d'écouter le morceau suivant)

      Supprimer
  4. Quel plaisir ce livre !
    Justement, ce matin, j'ai fait un effort physique, j'avais attendu la pluie pour pouvoir bêcher une partie de mon jardin, j'étais ravie de voir l'eau tomber hier, mon projet allait pouvoir se faire ! J'ai enrichi la terre avec le compost fabriqué par mes soins. Bientôt je sémerai des fleurs mélifères. Et bien ça m'a rempli de joie de faire ça. Et il est certain que si j'avais demandé à quelqu'un de le faire à ma place je n'aurais rien ressenti. En ce confinement, le temps qui passe prend beaucoup d'importance, je regarde les graines sortir, je surveille le jardin, je suis attentive.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour ton témoignage (que j'aime bcp), Vi
      "... si j'avais demandé à quelqu'un de le faire à ma place je n'aurais rien ressenti."
      ;)

      Supprimer