Une affaire de sentiment

Il fut un royaume prospère
où il faisait bon vivre, quels que soient les rangs et tâches des citoyens.

Chaque habitant, du plus jeune au plus âgé, appréciait la Reine de l'empire,
une femme intransigeante, impartiale, tempérée et juste.

Reine Sentiment était une femme d’Esprit, sensible, intuitive et clairvoyante.
Ses lois et entreprises servaient l’intérêt de chacun, du plus pauvre au trop nourri.
Le peuple s’activait avec motivations et bonne humeur, l’ambiance détendue, le ventre bien tendu.

La sage Reine Sentiment fut suffisamment perspicace pour nommer comme bras droit
le ministre Sieur Raison, un cérébral,
notamment pour contrôler la logistique, les finances et le fonctionnement du royaume.

Monsieur Raison n’eut son pareil pour le maintien de l’ordre dans les cités et campagnes,
ainsi que pour l’organisation des affaires et la gestion des budgets, de l’avis général, bien équilibrés.
Il était froid comme un reptile, perfectionniste, idéaliste et intolérant,
ce qui contrastait avec l’attitude chaleureuse et fantaisiste de la Reine.
Ensemble, Raison soumis à Reine Sentiment, ils se complétaient efficacement.

Secrètement, sans en rien montrer, Raison espérait que Reine Sentiment l’épouserait,
ce qui lui permettrait de devenir Roi, c’est pourquoi il s’efforça à tant de performances.

Il en alla ainsi durant de nombreuses années globalement heureuses.

Jusqu’au jour où le ministre Raison, épris de son image et de son rôle,
prit conscience que Reine Sentiment ne l’épouserait jamais.
Il se mit en tête que c’était grâce à lui que l’empire progressait favorablement.
Sieur Raison se laissa détourner par la jalousie qu’il éprouvait concernant la popularité de la Reine.
Il envia sa place à Elle, ainsi que Son pouvoir, Son ascendant sur chacun.

Raison se convainquit que Reine Sentiment n’était plus capable de gouverner le royaume.
Il devint de plus en plus renfermé, distant, et contrariant.
L’envie et la haine engloutirent son cœur de glaces.
Des plans et stratégies de déstabilisation défilaient sans cesse dans sa tête.

Il ne se passa plus un instant qu’il ne trouvât motifs pour justifier son idée
qu’il serait bien meilleur Roi que la Reine.

Depuis lors, l’ambiance se dégrada dans tout le royaume.

Les plus avides parmi les mieux nourris du royaume
se rallièrent aux railleries du ministre Raison.

En coulisses, Sieur Raison se mit à comploter,
étant devenu le meneur des voraces mesquins et hypocrites.

La situation se détériora si vite que Reine Sentiment, de nature bienveillante,
ne put imaginer la perfidie de son ministre, lui en qui elle avait confiance.

Raison n’hésita pas à fomenter un coup d’État.
Il parvint à retourner le Général de l’armée.

Et Reine Sentiment fut destituée.
Elle accepta une reddition afin d’éviter que la violence ne se déchaîne dans le pays,
ce qui ne fit que la retenir et l'étaler sur le long terme.

Raison devint Roi du royaume,
puis, quelques années plus tard, Empereur-Dieu.

L’ancienne reine Sentiment devint la gouvernante personnelle de Raison, le vaniteux mégalomaniaque.

Et le royaume entama sa chute, d’abord lentement, imperceptiblement.

Raison et ses ministres devinrent obsédés par les chiffres et les lettres,
calculant le temps qu’il faudra pour que le royaume se fracasse dans les abysses,
calculant les divers moyens de ralentir la chute,
calculant comment rentabiliser au plus vite et davantage cette situation, etc.

Les inégalités, injustices, brutalités et vols se multiplièrent dans le royaume.
Les dérives comportementales également, des déviances en tout genres.
L’irrespect se répandit comme le coronavirus.

La peur de manquer divisa les uns contre les autres.

La méfiance brouilla les regards et esprits de chacun.

Le mal de Raison se répandit sur toute la planète Terre.


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Commentaire

La raison ne permet pas de comprendre directement, instantanément, le monde,
les relations, le vivant vibrant, ce qui fait souffrir intérieurement et ce qui rend joyeux,
ni l’Amour, ni même l’intelligence, car se contenter de calculer n’est pas intelligence
mais une activité mécanique qui a comme unique moteur la logique.

On comprend le monde en écoutant, en soi-même, son sentiment (au sens d’impression générale).

Le sentiment interagit directement  avec l’environnement tant social que naturel,
c’est-à-dire que par le sentiment on se maintient dans le rythme du mouvement du Vivant.

Pour comprendre une équation ou une loi ou le fonctionnement de son ordinateur, on utilise la raison ;
mais pour comprendre la vie sous toutes ses formes et les relations,
on utilise le sentiment (impression synthétisant les diverses perceptions sensitives, sensibles).

Un royaume, une nation, une société,
ne peut fonctionner sainement qu’en faisant autant recours au sentiment qu’à la raison.

La raison est un outil pour le sentiment, son assistant personnel IA.

Symboliquement, dans le langage des oiseaux :
le sentiment est Reine (ou Roi),
la raison étant son impérieux premier ministre.

Notre civilisation a décidé le contraire : que la raison est l’Empereur suprême,
alors que le sentiment n’est que sa courtisane préférée du moment ;
une jolie courtisane souriante quand il faut, bien modelée et parée,
mais fragile des nerfs et faible de raison (tiens, tiens…),
une débile, quoi, à qui on offre un bijou pour lui assurer sa préciosité.


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