La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

mercredi 27 mai 2020

Citadelle, l'obsession de l'ordre (XI)


Le besoin d’ordre n’est pas un but, Antoine de Saint-Exupéry nous le rappelle.

Un fonctionnement socio-politique s’appuyant sur une force armée pour imposer un ordre
ne peut que mener aux conflits, à la violence et à la mort de l’âme (manque de « ferveur ») :

Car si tu fais appel à tes gendarmes et les charges de te construire un monde,
aussi souhaitable soit-il, ce monde ne naîtra point
car il n’est point du rôle ni de la qualité du gendarme d’exalter ta religion.
Il est de son essence non de peser les hommes mais de faire exécuter tes ordonnances (…)
Mais si tu renforces son rôle et le charges de peser l’homme,
ce que nul au monde ne saurait faire,
et de te dépister le mal selon son propre jugement
‒ et non de seulement observer les actes, lesquels actes sont de son ressort ‒
alors comme rien n’est simple,
comme la pensée est chose mouvante et difficile à formuler,
et qu’en réalité il n’est point de contraires,
seul subsisteront libres et accéderont au pouvoir
ceux qu’un puissant dégoût n’écartera point de ta caricature de vie.
Car il s’agit d’un ordre qui précède la ferveur d’un arbre
que prétendent construire les logiciens
et non d’un arbre né d’une graine
.
Car l’ordre est l’effet de la vie et non sa cause.
L’ordre est signe d’une cité forte et non origine de sa force.
La vie et la ferveur et la tendance vers, créent l’ordre.
Mais l’ordre ne crée ni vie, ni ferveur, ni tendance vers.


Et ceux-là seuls se trouveront grandis qui, par bassesse d’âme,
accepteront le petit bazar d’idées qui est du formulaire du gendarme,
et troqueront leur âme contre un manuel.

Car même si haute est ton image de l’homme et noble ton but,
sache qu’il deviendra bas et stupide en s’énonçant par le gendarme.
Car il n’est point du rôle du gendarme de charrier une civilisation,
mais d’interdire des actes sans comprendre pourquoi.


Qu’arrive-t-il aux personnes capables de continuité (en elles-mêmes),
qui pensent par elles-mêmes ?

Cependant ce soir-là je m’en fus visiter mes prisons.
Et j’y découvris que nécessairement le gendarme n’avait distingué pour les choisir
et les jeter dans les cachots que ceux qui se montraient permanents,
ne composaient point, n’abjuraient pas l’évidence de leur vérité
.

Et ceux-là qui demeuraient libres étaient ceux-là mêmes qui abjuraient et qui trichaient.

Car souviens-toi de ma parole :
quelle que soit la civilisation du gendarme et quelle que soit la tienne,
seul tient devant le gendarme, s’il détient pouvoir de juger, celui qui est bas.

Car toute vérité quelle qu’elle soit, si elle est vérité d’homme et non de logicien stupide,
est vice et erreur pour le gendarme
.
Car celui-là te veut d’une seul livre, d’un seul homme, d’une seule formule.
Car il est du gendarme de bâtir le navire en s’efforçant de supprimer la mer.

Il est temps, en effet, que je t’instruise sur l’homme.
Il est dans les mers du Nord des glaces flottantes qui ont l’épaisseur de montagnes,
mais du massif n’émerge qu’une crête minuscule dans la lumière du soleil. Le reste dort.
Ainsi de l’homme dont tu n’as éclairé qu’une part misérable par la magie de ton langage.



La police sert, avant-tout, ceux qui les paient.
Au sujet des payeurs, A. de St-Exupéry revient sur les avoirs :

De même que celui-là qui croit trouver sa joie dans la richesse du tas d’objets,
impuissant qu’il est à l’en extirper car elle n’y réside point,
multiplie ses richesses et empile les objets en pyramides
et s’en va s’agiter parmi eux dans leurs caves,
pareil à ces sauvages qui te démontent les matériaux du tambour, afin de capturer le bruit.



Citadelle de Jodhpur - Rajasthan - Inde


Relevons le fait que, comme des barbares (que nous ne voulons pas incarner
puisque nous prétendons être devenus civilisés), nous agissons n’importe comment.
L’auteur poursuit sur le même sujet, au travers du gendarme :

De même ceux-là,
qui d’avoir connu que les relations de mots contraignantes te soumettent à mon poème,
que les structures contraignantes te soumettent à la sculpture de mon sculpteur,
que les relations contraignantes entre les notes de la guitare te soumettent à l’émotion du guitariste,
croyant que le pouvoir réside dans les mots du poème,
les matériaux de la sculpture, les notes de la guitare,
te les agitent dans un désordre inextricable et,
de n’y point retrouver ce pouvoir, puisqu’il n’y réside point,
exagèrent, pour se faire entendre, leur tintamarre,
charriant en plus en toi l’émotion que tu tireras d’une pile de vaisselle qui se brise,
laquelle d’abord est de qualité discutable,
laquelle ensuite est de discutable pouvoir,
et serait autrement efficace, te régissant, te gouvernant,
te provoquant autrement mieux,
si tu la tirais de la pesanteur de mon gendarme, quand il t’écrase l’orteil.



A. de St-Exupéry avait relevé les méfaits de la rationalisation
menant à banaliser et normaliser ce qui ne devrait pas l’être :

De chercher ainsi à te surprendre, par le léger pouvoir de choc de l’inhabituel,
et certes je te surprendrai si j’entre à reculons dans sa salle d’audience où je te reçois,
ou si, plus généralement, je fais appel à quoi que ce soit d’incohérent et d’inattendu,
de m’agiter ainsi je ne suis que pillard et je tire mon bruit de la destruction,
car certes, à la seconde audience, tu ne t’étonneras plus de mon entrée à reculons
et, une fois habitué, non seulement à tel geste absurde, mais à l’imprévu dans l’absurde,
tu ne t’étonneras plus de rien.

Et bientôt, tu t’accroupiras, morne et sans langage, dans l’indifférence d’un monde usé.

Mais la plainte sera celle de l’énorme chaussure cloutée de mon gendarme.
Car il n’est point de réfractaire.
Il n’est point d’individu seul.
Il n’est point d’homme qui se retranche véritablement.
Plus naïfs sont ceux-là que les fabricants de mirlitonneries qui te mélangent,
sous prétexte de poésie, l’amour, le clair de lune, l’automne, les soupirs et la brise.

« Je suis ombre, dit ton ombre, et je méprise la lumière. »
Mais elle en vit.



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