La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

mercredi 28 août 2019

Vie inexplicable

Durant notre existence, il y a des choses qu'on choisit, décide, et d'autres non.
Il arrive qu'on ne comprenne pas soi-même ou sinon, des années plus tard,
les raisons d'une décision prise, d’une réaction ou d'un acte posé…

Il arrive qu'on agisse de façon contraire à son intérêt, sur un coup de tête,
ce qui semble débile de prime abord, et pourtant, au fil du temps…

Pour peu qu'on s'écoute, il arrive plus souvent qu'on ne le croit
que nos agissements échappent à la volonté de notre moi-je...


Conte Soufi

Il était une fois un homme nommé Mojoud qui vivait dans une ville où il occupait un poste
de petit fonctionnaire. Il avait toutes les chances de finir ses jours
comme Inspecteur des Poids et Mesures.


Un jour, alors qu'il se promenait près de chez lui, dans les jardins d'un ancien édifice,
Khidr – le mystérieux Guide des Soufis – lui apparut, drapé dans un manteau vert étincelant.
Khidr lui dit : « Homme au brillant avenir ! Quitte ton travail. Je te donne rendez-vous
dans trois jours au bord de la rivière. » Et il s'évanouit.


Tout tremblant, Mojoud vint trouver son supérieur et lui annonça qu'il lui fallait partir.
Très vite, la nouvelle se répandit dans la ville. chacun s'exclamait : « pauvre Mojoud !
Il est devenu fou. »
Mais comme il y avait de nombreux candidats sur les rangs pour son poste,
ils eurent vite fait de l'oublier.


Au jour convenu, Mojoud rencontra Khidr qui lui dit : « déchire tes vêtements
et jette-toi dans la rivière. Peut-être quelqu'un te sauvera-t-il. »


Mojoud obéit, tout en se demandant s'il n'était pas devenu fou.
Comme il savait nager, il ne se noya pas mais il alla à la dérive sur une très longue distance
avant d'être tiré de l'eau par un pêcheur qui le prit dans sa barque :
- Homme insensé ! s'écria le pêcheur ; le courant est fort par ici. Mais diable, que fais-tu ?

- En vérité, je ne sais pas, répondit Mojoud.
- Tu es fou ! dit le pêcheur ; je vais t'héberger malgré tout dans ma hutte de roseau, là-bas,
au bord de la rivière et nous verrons alors ce que je peux faire pour toi.

Quand il se rendit compte que Mojoud savait bien parler, le pêcheur apprit avec lui à lire et à écrire.
En échange, le pêcheur pourvut à la subsistance de Mojoud qui l'aida dans son travail.

Au bout de quelques mois, Khidr apparut de nouveau, cette fois au pied du lit de Mojoud et il lui dit :
« lève-toi maintenant et quitte ce pêcheur. Tu ne manqueras de rien. »

Mojoud quitta aussitôt la hutte, vêtu comme un pêcheur, et il alla à l'aventure
jusqu'à ce qu'il arrive sur une grand-route. Comme l'aube se levait,
il vit un fermier monté sur un âne qui allait au marché.
« Cherches-tu du travail ? lui demanda le fermier. Parce que j'ai besoin d'un homme
pour m'aider à rapporter quelques achats. »
Mojoud le suivit. Il travailla au service du fermier pendant près de deux ans
pendant lesquels il apprit beaucoup sur l'agriculture mais presque rien par ailleurs.

Un après-midi, alors qu'il était en train de mettre de la laine en balles, Khidr lui apparut :
« Quitte ce travail, marche jusqu'à la ville de Mossoul
et avec tes économies installe-toi comme pelletier. »


Mojoud obéit.
À Mossoul, il devint bientôt un pelletier réputé et trois ans s'écoulèrent pendant lesquels
il exerça son métier sans jamais revoir Khidr. Il avait mis de coté une somme d'argent assez considérable
et projetait déjà d'acheter une maison lorsque Khidr lui apparut et lui dit : « donne-moi ton argent,
quitte cette ville et mets-toi en route pour la lointaine Samarcande
où tu travailleras pour le compte d'un épicier. »

C'est ce qui fit Mojoud.

Bientôt, il commença à manifester les signes indubitables de l'illumination.
Il guérissait les malades, prodiguait soins et conseils tant à la boutique que durant ses moments de loisir.
Sa connaissance des mystères s'approfondissait chaque jour davantage.

Des clercs, des philosophes et bien d'autres encore venaient lui rendre visite et l'interrogeaient :
- Avec qui as-tu étudié ?
- C'est difficile à dire, répondait Mojoud.

Ses disciples lui demandaient :
- Comment as-tu débuté dans la vie ?
- Comme simple fonctionnaire.
- Et tu as abandonné ton travail pour te vouer à la mortification ?
- Non, j'ai abandonné mon travail, tout simplement.
Les disciples ne comprenaient pas.

D'autres l'approchèrent qui voulaient écrire l'histoire de sa vie.
- Qu'as-tu fait dans la vie ? lui demandèrent-ils.
- J'ai sauté dans une rivière, je suis devenu pêcheur, puis j'ai quitté la hutte de roseau
au beau milieu de la nuit. Après quoi, je suis devenu valet de ferme.
Tandis que je mettais la laine en balles, j'ai changé mes plans et je suis parti pour Mossoul
où je suis devenu pelletier. Là, j'ai pu mettre de l'argent de côté mais je l'ai donné finalement.
Puis je me suis rendu à pied à Samarcande où je suis entré au service d'un épicier.
Et c'est ici que je me trouve maintenant.
- Mais ce comportement inexplicable n'éclaire en rien tes dons étranges
et ta conduite exemplaire, dirent les biographes.
- C'est vrai, répondit Mojoud.

Et c'est ainsi que les biographes fabriquèrent de toutes pièces un récit prodigieux et passionnant,
parce que tous les saints doivent avoir leur hagiographie et elle doit être conforme
aux appétits de l'auditoire et non aux réalités de la vie.

Et personne n'a le droit de  parler de Khidr directement. C'est pourquoi cette histoire n'est pas vraie.
C'est la représentation d'une vie. C'est la vie réelle de l'un des plus grands Soufis.


– Lala Anwar


Commentaire tiré du livre :
(...) cette histoire (...) illustre ce que croient les Soufis : le « monde invisible » interpénètre
à tout moment et en différents lieux, la réalité ordinaire.
Ce que nous prenons pour inexplicable est en réalité dû à cette intervention.
(...) les gens ne reconnaissent pas la participation de ce « monde » dans le nôtre
parce qu'ils croient connaître la cause réelle des événements.
(...) Ce n'est que lorsqu'ils parviennent à garder présente à l'esprit la possibilité d'une autre dimension
qui affecte parfois les expériences ordinaires, que cette dimension peut leur devenir accessible.

Précisions au sujet de l’être Khidr, trouvées sous un autre conte du même livre :
Khidr l’Invisible, le Grand Protecteur des Hommes, vient en réponse au besoin.
Saisis le pan de son manteau lorsqu’il apparaîtra
et tu (quiconque en est capable) connaîtras toutes choses.

Khidr est en interrelation entre les aspirations humaines et un autre plan d’existence.


Un poème au sujet du besoin de connaître, de Jalaludin Rumi :

Le besoin fait naître
De nouveaux organes de perceptions.
Homme, accrois donc ton besoin, afin de pouvoir accroître ta perception.


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