Voici quelques extraits de l’essai d’Érasme intitulé Éloge de la folie (de 1508).
La folie se présente elle-même :
Il ne peut y avoir chez moi ni fard ni dissimulation quelconque,
et jamais on n’aperçoit sur mon front les apparences
d’un sentiment qui n’est pas dans mon cœur.
Enfin je suis partout si semblable à moi-même que personne ne saurait me cacher,
pas même ceux qui veulent jouer le rôle de sages.
Concernant les rhéteurs, Érasme a écrit :
S’ils ne savent aucune langue étrangère,
ils tirent de quelque bouquin moisi quatre ou cinq vieux mots
avec lesquels ils éblouissent le lecteur.
Ceux qui les comprennent sont flattés de trouver une occasion
de se complaire dans leur propre érudition ;
et plus ils paraissent inintelligibles à ceux qui ne les comprennent pas,
plus ils en sont admirés.
Voici l'histoire de « Moria », signifiant « folie » en grec, racontée par elle-même :
C’est Plutus qui fut mon père (…)Je rappelle que Plutus ou, en grec Ploutos, était le dieu des richesses et de l’abondance.
ce Plutus enfin qui gouverne comme il lui plaît toutes les affaires publiques
et particulières des hommes ;
(…) ma mère Néotète, la « Jeunesse », (…), une nymphe.
(…) je suis née, (…) au milieu des transports délicieux de l’amour.
(…) ma naissance ne fut point annoncée par mes larmes ;
dès que je fus au monde, on me vit sourire gracieusement à ma mère.
(…) les nymphes Méthé, l’« Ivresse », fille de Bacchus,
et Apoedie, l’« Ignorance », fille de Pan, furent mes nourrices.
(…) à propos de mes suivantes (…)
Celle qui vous regarde là d’un air arrogant, c’est l’« Amour-propre ».
Cette autre, qui a le visage gracieux et les mains toutes prêtes à applaudir,
est la « Flatterie ».
Ici vous voyez la déesse de l’« Oubli », qui s’endort et paraît déjà assoupie.
Plus loin, la « Paresse » a les bras croisés et s’appuie sur ses coudes.
Ne reconnaissez-vous pas la « Volupté », à ses guirlandes, à ses couronnes de roses,
et aux essences délicieuses dont elle est parfumée ?
N’en voyez-vous pas une qui promène de tous côtés ses regards effrontés et incertains ?
C’est la « Démence ».
Cette autre, dont la peau est si luisante, le corps si gras, si potelé,
c’est la déesse des « Délices ».
Mais vous apercevez aussi deux dieux parmi toutes ces déesses.
L’un est Comus et l’autre Morphée.
C’est par le secours de ces serviteurs fidèles que je soumets à mon empire
tout ce qui existe dans l’univers ;
c’est par eux que je gouverne ceux qui gouvernent le monde.
(Ploutos est revenu, son influence agissant plus que jamais.)
Comus (latin), le grassouillet aux joues rouges, était le dieu de la joie et de la bonne chère.
Quant à Morphée, Morpheús, il était le dieu du sommeil et des rêves.
La folie rend la vie joyeuse et passionnante :
Extravaguer, radoter, n’est-ce pas être enfant ?
N’est-ce pas surtout parce qu’il manque de raison
que cet âge nous divertit et nous amuse ?
En effet, un enfant aussi sage qu’un homme fait
ne serait-il pas détesté de tout le monde,
ne serait-il pas regardé partout comme un monstre ?
(…)
Ah ! si les hommes, renonçant entièrement à la sagesse,
passaient avec moi tout le temps de leur vie,
ils ignoreraient les désagréments de la triste vieillesse,
et les charmes d’une jeunesse continuelle répandraient
à chaque instant sur eux la joie et le bonheur !
Un ancien proverbe sert encore à prouver ce que j’avance :
« La folie seule, dit-il, ralentit la course rapide de la jeunesse,
et éloigne de nous la vieillesse importune. »
La femme représente la folie nécessaire à l’homme de raison :
Il est vrai que la femme est un animal extravagant et frivole ;
mais il est aussi plaisant et agréable. En vivant avec l’homme,
elle saura tempérer et adoucir par ses folies son humeur chagrine et bourrue.
(…)
En effet, s’il arrive qu’une femme s’avise de vouloir passer pour sage,
elle ne fait qu’ajouter une nouvelle folie à celle qu’elle avait déjà ;
car lorsqu’on a reçu de la nature quelque penchant vicieux,
c’est l’augmenter que de vouloir y résister ou le cacher sous le masque de la vertu. (…)
Je ne crois pas que les femmes soient assez folles pour se fâcher de ce que je dis ici.
Je suis de leur sexe, je suis la Folie ;
prouver qu’elles sont folles, n’est-ce pas le plus grand éloge que je puisse faire d’elles ?
Le sens de la folie et son apport social :
D’ailleurs, les plus grands rois trouvent tant de plaisir à vivre avec les fous (…)
Ils les estiment bien plus que ces philosophes fades et chagrins (…)
Cette préférence n’est, selon moi, ni étonnante, ni difficile à comprendre.
Ces sages n’ont jamais que des choses tristes et désagréables à dire aux princes.
Fiers de leur science, ils osent même quelquefois blesser leurs oreilles délicates
par des vérités dures et piquantes.
Les fous, au contraire, leur procurent mille plaisirs divers ;
à chaque instant ils les amusent, les divertissent, et les font éclater de rire.
Mais une autre bonne qualité de mes fous, qui n’est sûrement pas à mépriser,
c’est qu’ils sont les seuls de tous les hommes qui soient sincères et véridiques.
Or, qu’y a-t-il de plus beau que la vérité ?
(…)
Tout ce que le fou a dans l’âme est écrit sur son visage,
et sa bouche le dit sans déguisement ;
au lieu que le sage, selon le même Euripide, a deux langues,
l’une pour dire la vérité, et l’autre pour la déguiser ou la dissimuler à propos.
Il possède l’art de changer le blanc en noir et le noir en blanc ;
(…) et ses discours sont souvent bien éloignés de ses pensées.
(…)
La vérité, lorsqu’elle n’offense pas, a quelque chose de naïf qui fait plaisir ;
et c’est aux fous seuls que les dieux ont accordé le don de la dire sans offenser.
Il existerait deux formes différentes de folie, la démence et la folie douce :
Horace n’eût pas dit : « ne suis-je pas en proie à l’aimable folie ? »
(…) Il y a donc deux sortes de démence.
Il en est une, fille affreuse des enfers,
que les cruelles Furies répandent sur la terre,
toutes les fois qu’elles jettent leurs horribles serpents dans les cœurs des mortels,
pour y souffler, les fureurs de la guerre, la soif insatiable de l’or,
(…) et tous les autres crimes de cette espèce (…)
Il en est une autre, bien différente de la première,
qui est destinée à faire le bonheur de tous les hommes,
et c’est de moi qu’elle tient son existence. (…) La folie douce (…) ;
telle une illusion qui fait oublier toutes les peines.
Selon Érasme, la Fortune (ou chance ou Providence) agit en accord avec la Folie :
(…) la Fortune aime les insensés, les gens hardis et téméraires,
(…)
La sagesse rend les hommes timides.
(…)
si vous faites consister votre bonheur à plaire aux souverains
et à être admis parmi la troupe brillante des princes et des courtisans,
à quoi vous servira la sagesse ?
Tous ces dieux de la terre la détestent, et ne la souffrent point parmi eux.
(…)
Voulez-vous vivre dans l’empire des voluptés et des plaisirs ?
Les femmes, qui le gouvernent en grande partie, sont entièrement dévouées aux fous,
et fuient un sage comme une bête horrible et venimeuse.
(…)
En un mot, allez partout où vous voudrez, chez les papes, chez les princes, chez les juges,
chez les magistrats, chez les amis, chez les ennemis, chez les grands, chez les petits,
partout vous verrez qu’on n’a rien sans argent comptant ;
et comme les sages méprisent l’argent, il n’est pas étonnant que tout le monde les évite.
Quelques citations, tirées de l’ouvrage d’Érasme :
Horace, (…) dit la chose encore plus franchement,
lorsqu’il conseille de « mêler la folie avec la sagesse » ;
il ajoute à la vérité que cette folie doit être « courte » (…)
Et ailleurs,
qu’il « aime mieux passer pour un homme en délire et sans nul talent,
que d’être sage et enrager tout son soûl. »
Cicéron a fait aussi de moi l’éloge le plus complet quand il a dit :
« La terre est pleine de fous. »
Il est écrit dans le premier chapitre de l’Ecclésiaste : « Le nombre des fous est infini. »
Jérémie s’explique plus clairement encore, lorsqu’il dit, au chapitre dixième :
« Tous les hommes sont devenus fous à force de sagesse. »
– Et pourquoi ne veux-tu pas, ô bon Jérémie,
que l’homme se glorifie dans sa sagesse ?
« C’est », répond ce prophète, « parce qu’il n’en a point. »
– Je reviens à l’Ecclésiaste.
Lorsqu’il s’écrie : « Vanité des vanités, tout n’est que vanité ! »
croyez-vous qu’il ait voulu dire autre chose que ce que nous avons dit,
c’est-à-dire que toute la vie humaine n’est qu’une illusion produite par la folie ?
Remarque : la douce folie qu’Érasme glorifie est « illusion qui fait oublier toutes les peines » ;
or, il écrit ci-dessus que « toute la vie humaine n’est qu’une illusion produite par la folie ».
Si j’ai bien saisi son propos, la vie des humains, ce que nous en faisons,
n’est que folie (illusion), c’est pourquoi la sagesse rend malheureux,
et qu'il vaut mieux choisir la folie douce.
Pour évoluer dans un environnement de folies, vaut mieux jouer de la folie…
Vaut mieux sa propre folie que celle des autres.
Raison (ou sagesse) et folie sont le revers de la même médaille ;
c’est-à-dire qu’il vaut mieux évoluer en considérant les deux pôles – sagesse/folie –,
notamment en raisonnant quand nécessaire,
et en se laissant porter par la douce folie active autant que possible.
Érasme poursuit avec la citation de l'Ecclésiaste, puis avec d'autres citations :
Ce sage Ecclésiaste dit encore dans un autre endroit :
« Le fou change comme la lune, le sage est stable comme le soleil »
(…) par la lune les interprètes entendent la nature humaine,
et par le soleil, Dieu, qui est la source de toute lumière.
Salomon (…) : « Plus on ajoute à nos connaissances, plus on rend notre condition triste,
et dans une âme où il y a beaucoup de bon sens,
il y a aussi bien des sujets de mécontentement. »
(…)
« La tristesse loge dans le cœur des sages, et la joie dans le cœur des fous. »
(…)
« Je suis le plus fou de tous les hommes. »
(…) dixième chapitre de l’Ecclésiaste : « Quand le fou se promène,
il croit que tous ceux qu’il rencontre sont fous comme lui. »
(…) saint Paul : « Celui d’entre vous qui se croit sage,
qu’il embrasse la folie pour trouver la sagesse. »
Platon (…), lorsqu’il a dit que la folie des amants est la plus douce de toutes les folies.
En effet, celui aime avec ardeur, ne vit plus en lui-même, il vit dans l’objet qu’il aime ;
et plus il s’éloigne de lui-même pour s’attacher à cet objet,
plus il sent augmenter sa joie et son bonheur.
Note : j’ai appris un mot qui me plaît bien « morosophe », signifiant « sage-fou » ;
et la « morosophie » signifie la « folie-sagesse » ou la « folie sérieuse ».
Rooh,
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=xIss_h2b3nI
tchôôô :))
Ne jamais oublier ses gants... Juste au cas ou :)
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=S32MlO59rOU
J'adore le punk français !!!
Cerveau lavé plus blanc que blanc = pas d'esprit critique.
SupprimerOui, avec des gants, pour garder les mains propres et sèches :))
Jouer avec le feu sans aimer se brûler,
c'est comme vendre et acheter des armes, en prônant la paix et la non-violence.
Bien vu lesSheriff !
A + Cres
“Le problème avec la folie des grandeurs, c'est qu'on ne sait pas où finit la grandeur et où commence la folie.”
RépondreSupprimerDe Quino / Mafalda
j'ai beaucoup lu cette BD quand j'étais adolescente ! J'aimais bien cette petite fille très/trop lucide sur le monde des adultes !
:)) Mafalda (cela me rappelle... pfff... il fut un temps...)
SupprimerUn grand texte. J'ai vu cette adaptation scénique à 2 reprises : http://www.lavirgule.com/L-ELOGE-DE-LA-FOLIE-172
SupprimerElle vaut le détour. Pas de vidéo malheureusement.
Ah non, s'il n'y a pas d'image, non hein !
SupprimerA + Thierry