La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

mardi 6 juin 2017

Genèse de la violence (II)

Revenons sur l’histoire métaphorique des danseurs, écrite par Daniel Quinn.
Je recopie la fin en ajoutant des passages que j’avais résumé
puisqu’on y découvre, avec de l’attention, la genèse de la violence.

Rappel : la violence n’est pas normale
étant produite par notre activité mentale, intellectuelle.
La violence est donc une conséquence à nos idées et aussi, à nos certitudes.
La violence est à distinguer de l’agressivité.
L’agressivité est normale, étant réaction instinctive
(qu’on peut apprendre à contrôler ou mieux, à maîtriser).

Pour se remettre dans l’histoire : dans le monde, il y a environ dix mille ans,
toutes les tribus vivent de la cueillette et, certaines, de la chasse et aussi,
pour certaines d’un peu d’agriculture (que les primitifs connaissaient
depuis longtemps), c’est-à-dire que ces tribus "dansaient"
quelques heures par semaine ou par mois, selon la culture ou volonté de la tribu.
Une tribu a décidé de "danser" beaucoup, plusieurs heures par jour,
et ils obtinrent des excédents de nourriture.
La tribu, le ventre bien repu, s’agrandit vite et s’organise.
Des dirigeants font leur apparition… Des outils, des armes…
Et ils ont besoin d’étendre leurs territoires…

Ishmael (qui est le gorille),
comment une seule tribu est-elle parvenue à convaincre les autres
qu’il fallait danser pour se nourrir, au point que nous dansons tous, aujourd'hui ?
(Je vous invite à la démarche suivante :
mettez-vous en situation, imaginez-la, visualisez-la, éprouvez-la.)
L’idée plut à certains (l’agriculture intensive et l’élevage des bêtes),
et ils adoptèrent le mode de vie de Ceux-qui-prennent.
Mais d’autres dirent : « Nous sommes très bien comme nous sommes.
Nous dansons quelques heures par semaine et cela nous suffit amplement.
Vous êtes fous de vous épuiser à danser cinquante ou soixante heures par semaines,
mais cela vous regarde. (…)

Ceux-qui-prennent encerclèrent ceux qui résistaient et parvinrent à les isoler.
Parmi ces peuples rétifs, il y eut les Songs, qui avaient l’habitude de danser
une ou deux heures par jour pour favoriser la repousse de leurs aliments préférés.
Au début, ils vécurent comme auparavant.
Puis leurs enfants commencèrent à jalouser les enfants de Ceux-qui-prennent.
Ils proposèrent de danser quelques heures par jour pour Ceux-qui-prennent
et d’aider à la surveillance des entrepôts.
Après quelques générations, les Songs eurent complètement assimilé
le mode de vie de Ceux-qui-prennent jusqu’à oublier qu’ils avaient jadis été des Songs.
Un autre peuple rebelle fut les Kemke, qui avaient coutume de ne danser
que quelques heures par semaine et aimaient le loisir que leur laissait ce style de vie.

Ils étaient décidés à ne pas finir comme les Songs, et ils tinrent bon.
Mais bientôt Ceux-qui-prennent vinrent leur dire : « Ecoutez, nous ne pouvons
vous laisser occuper toute cette terre en plein milieu de notre territoire.

Vous n’en faites pas bon usage. Ou bien vous adoptez notre manière de danser,
ou nous devrons vous cantonner à un coin de votre territoire
afin de mettre le reste à profit. »

Les Kemke refusèrent de danser comme Ceux-qui-prennent,
et ces derniers les contraignirent à vivre dans un espace réduit (…)
Ceux-ci étaient habitués à tirer presque toute leur subsistance de la cueillette,
et leur petite réserve n’était pas assez vaste pour nourrir un peuple cueilleur.

Ceux-qui-prennent leur dirent : « Tout va bien, nous vous donnerons
de quoi vous nourrir. En contrepartie, vous devrez demeurer à l’écart,
dans votre réserve. »

Et ils commencèrent à leur fournir de quoi se nourrir, si bien que, peu à peu,
les Kemke oublièrent comment chasser et cueillir. Et plus ils oubliaient,
plus ils devenaient dépendants de Ceux-qui-prennent.
Ils commencèrent à se sentir comme des mendiants, des bons à rien,
ils perdirent le respect d’eux-mêmes et sombrèrent dans l’alcoolisme,
la dépression suicidaire. Pour finir, leurs enfants ne trouvèrent plus
aucun intérêt à vivre dans la réserve, et ils se mirent à danser
dix heures par jour pour Ceux-qui-prennent.

Commentaire : sentez-vous l’esprit retors de Ceux-qui-prennent ?
Sentez-vous la violence exercée sur les tribus des Songs et des Kemke,
violence sournoise dissimulée sous des mots pacifistes ?
Sentez-vous comme ces tribus ont été acculées par Ceux-qui-prennent ?
Remarquez-vous que, peu à peu, Ceux-qui-prennent leur ôtent tout choix possible,
les privant ainsi de leur liberté de vivre comme ils le souhaitent ?

Ishmael de continuer l'histoire :
Un autre peuple rebelle, les Waddi ne passaient que quelques heures par mois à danser
et étaient parfaitement heureux comme ça. Ils avaient vu ce qui était arrivé aux Songs
et aux Kemke, et étaient fermement décidés à l’éviter.
Ils se disaient qu’ils avaient encore plus à perdre que les Songs et les Kemke,
qui avaient déjà pour coutume de beaucoup danser afin d’obtenir leur nourriture préférée.
Aussi, quand Ceux-qui-prennent les invitèrent à les imiter, les Waddi répondirent :
« Non merci, nous sommes très bien comme ça. »
Puis lorsqu’un jour Ceux-qui-prennent leur déclarèrent qu’ils devraient aller vivre
dans une réserve, les Waddi s’y refusèrent tout net. Ceux-qui-prennent leur expliquèrent
qu’ils n’avaient pas le choix. S’ils refusaient d’y aller de leur plein gré, on les y forcerait.
Les Waddi rétorquèrent qu’ils répondraient à la force par la force
et ils avertirent Ceux-qui-prennent qu’ils étaient prêts à combattre jusqu’à la mort
pour sauvegarder leur façon de vivre.
« Écoutez, dirent-ils, vous possédez presque toute cette partie du monde.
Vous n’avez pas besoin du petit territoire où nous vivons. (…) »
Mais Ceux-qui-prennent insistèrent : « Vous ne comprenez pas.
Votre façon de vivre n’est pas seulement vaine et improductive, elle est mauvaise.
Tous autant que nous sommes, nous avons été conçus pour vivre
à la manière de Ceux-qui-prennent. (…)
C’est évident. Regardez comme cela nous réussit.
Si nous n’avions pas le seul mode de vie valable, nous ne serions pas aussi prospères. » (…)
Et les Waddi apprirent en effet ce que Ceux-qui-prennent entendaient par réussite,
victoire et succès, quand les soldats parvinrent à les chasser de leur terre natale.
(...)
Les choses se déroulèrent ainsi non seulement durant les années qui suivirent,
mais pendant les siècles et les millénaires à venir.
La production alimentaire crût sans relâche et la population de Ceux-qui-prennent
augmenta sans cesse, ce qui la poussa à étendre encore son territoire.
Où qu’ils aillent, Ceux-qui-prennent tombaient sur des peuples qui dansaient
quelques heures par semaines ou par mois, et à tous ces gens,
ils donnaient le même choix qu’aux (autres tribus) : « Rejoignez-nous,
laissez-nous mettre sous clef toute votre nourriture, ou soyez détruits. »
À la fin, ce choix n’était plus qu’une illusion, car ces peuples étaient
de toute façon voués à la destruction, qu’ils choisissent de s’assimiler,
acceptent d’être conduits dans une réserve, ou tentent de repousser les envahisseurs.
À mesure qu’ils déferlaient sur le monde, Ceux-qui-prennent ne laissaient rien
sur leur passage, qu’eux-mêmes.

Paroles retorses, tricheries, mensonges, promesses non tenues,
ce n’est nullement la loi du plus fort qui ressort de cette histoire.
L’activité mentale, le calcul (des excédents de l’agriculture, pour commencer),
une stratégie, de la non-violence proclamée alors que les actes se révèlent,
au fil du temps, d’une rare violence dans les faits,
voilà la technique de Ceux-qui-prennent, le principe civilisé,
qui agit encore de nos jours.

Les terroristes, certains, se sentent-ils comme les Songs, Kemke et Waddi
face à Ceux-qui-prennent et qui acculent les opposants jusqu’à ce qu’ils n’aient
plus qu’un choix : plier ou déployer leur agressivité et se battre à en mourir ?

On ne peut pas faire l’impasse de se poser cette question dérangeante,
d’autant que la Culture de Ceux-qui-prennent est la nôtre.

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10 commentaires:

  1. je n'arrive pas, comme toi, à faire l'amalgame entre les terroristes et ceux qui laissent. Je ne peux pas croire que ces monstres puissent avoir fait partie de ceux qui laissent.Ceux qui laissent sont par définition prochent de la nature, sont à l'écoute, et que défendent-ils en tuant des innocents, je dirais qu'ils s'attaquent alors à la mauvaise cible. Pourquoi n'attaquent-ils que des personnes au hasard des rues, des fêtes, des lieux ? Pourquoi, si leur but est de se défendre contre ceux qui prennent, ne s'attaquent -ils pas réellement à ceux qui prennent, les banques, les politiques, les industries, etc...C'est leur mode opératoire qui me choque !Pourquoi font-ils cela au nom de leur Dieu et pour soi-disant aller au paradis ?

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    1. Lol, je me demandais si, comme Ceux-qui-laissent, certains terroristes ne se sentent pas acculés (je ne dis pas qu'ils sont Ceux-qui-laissent, ni qu'ils ne le sont pas).

      Comme toi, Vi, je me suis fait souvent la réflexion, sur la cible des attentats. Mais comment t'attaquer, pratiquement et concrètement, à des banques ou industries hyper protégées, sécurisées, alarmes, agents de sécurités, etc. ?
      C'est comme dans l'histoire des danseurs :
      Ceux-qui-laissent n'ont rien, comment pouvaient-ils se défendre contre Ceux-qui-prennent qui étaient nombreux et armés ?

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  2. "La Culture de Ceux-qui-prennent est la nôtre".
    Je veux dire par là que, env. 80 % de la population mondiale est, actuellement, des Ceux-qui-prennent.
    (Association avec la "pensée unique" = une seule et unique Culture dans le monde !)

    De nos jours, des Ceux-qui-laissent, il n'y a plus que les rares ethnies évoluant hors civilisation (Amazonie, Afrique, Indonésie, quelques-unes dans le désert où ils sont chassés à cause de la guerre...) Les dernières cultures Ceux-qui-laissent sont en train de disparaître, en même temps que les forêts (leur territoire de cueillette et chasse), etc.

    Les troubles terroristes sont donc des conflits entre Ceux-qui-prennent.

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  3. Eric,
    Intéressante réflexion. Prendre conscience est une chose. Tenter de vivre avec en est une autre. Trouver sa place au milieu de toute ces catégories est encore une autre danse.
    On fait comme on peut. Déjà à venir ici on s'ouvre l'esprit. Et après on en fait ce qui nous semble bien. Et parfois on oublie.
    Merci à toi.
    Thierry

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    1. L'essentiel ne peut s'oublier.
      Par exemple, en lisant D. Quinn, il suffit de s'écouter,
      et comme l'a écrit Saby "ça interpelle" ou ça résonne...
      A + Thierry

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    2. Eric,
      Tu as raison ça doit rester dans un coin quelque part, faut avoir le courage de remettre du bon sens dans tout ça.
      Thierry

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  4. Pourquoi les enfants des Songs ont-ils commencé à jalouser les enfants de Ceux-qui-prennent ? Pourquoi cette notion de jalousie entre-t-elle en scène ?

    J'ai lu le livre, mais oublié si cela était expliqué :-/

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    1. Question fine, d'un esprit sensible, Redelf.

      D. Quinn ne répond pas à ça (au point où j'en suis dans la lecture).
      Il faut se mettre en situation :
      les Songs ne peuvent plus vivre librement, étant parqué dans une réserve,
      la vie devient difficile. Les Songs seniors savent pourquoi
      il ne faut pas plier face aux exigences de Ceux-qui-prennent,
      mais pas leurs enfants, démunis, qui ne comprennent pas et
      qui voient les enfants de Ceux-qui-prennent bien repus,
      probablement avec les premiers jouets, etc.

      En même temps que la violence (exercée contre les Songs),
      apparaît la jalousie, l'envie de vivre aussi chichement
      que Ceux-qui-prennent.
      Conflit intergénérationnel dans la tribu résistante des Songs.
      C'est comme ça que je vois les choses.
      (Je vais encore y penser, tant ta question est pertinente.
      De mon côté, je n'y avais pas pensé. Joli !)
      :)

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  5. La réforme du code de la danse va t'elle mettre bon ordre à tout ça ?

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    1. :))
      C'est poétique, exprimé ainsi.
      Oui, oui, bon ordre parmi les opposants
      et ceux qui dansent mal, en trainant les pieds...

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