La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

mardi 30 juillet 2019

Précieux, mais sans valeur

Un conte oriental, que je trouve d'actualité,
dont l’une des interprétations me fait penser à la comptine :
♪ Le premier est le dernier ♫ ♪ Le dernier est le premier ♫

Un roi fit appeler un jour l’un de ses conseillers auquel il déclara :
« La force du penser véritable dépend de l’examen des alternatives.
Dis-moi, de ces deux alternatives laquelle est préférable :
accroître la connaissance de mon peuple ou lui donner plus à manger ?
Dans un cas comme dans l’autre, il en tirera profit. »

Le Soufi répondit :
« Majesté, à quoi bon donner la connaissance à ceux qui ne sont pas capables de la recevoir ?
À quoi bon donner de la nourriture à ceux qui ne peuvent comprendre vos motifs ?
Il est donc incorrect de présumer que « dans un cas comme dans l’autre,
vos sujets en tireront profit. »

Si les gens ne peuvent digérer la nourriture,
ou s’ils croient que vous la leur donnez pour les acheter

ou s’ils imaginent qu’ils peuvent en obtenir davantage – vous aurez échoué.
S’ils sont incapables de percevoir qu’on leur donne la connaissance,
ou de la reconnaître pour ce qu’elle est,
ou même de comprendre pourquoi la connaissance leur est donnée
– alors ils n’en tireront aucun profit.

Il faut donc aborder la question par degrés.
Cette réflexion constitue le premier degré :
« la personne la plus précieuse ne vaut rien et celle qui ne vaut rien est précieuse. »

« Démontre-moi cette vérité car je ne peux la comprendre », dit le roi.

Le Soufi appela alors à la Cour le chef des derviches d’Afghanistan :
« si tu pouvais demander à un habitant de Kaboul de faire quelque chose,
que lui ferais-tu faire ? »

Le derviche, qui connaissait les correspondances intérieures des choses, répondit :
« il se trouve qu’il existe un homme, un marchand du bazar, qui pourrait
– si seulement il le savait – amasser pour lui-même une fortune,
provoquer en même temps de grands changements dans tout le pays
et faire progresser la Voie, rien qu’en donnant une livre de cerises

à un autre homme qui est dans le besoin. »

Le roi en fut tout excité car d’habitude les Soufis ne s’étendent pas sur ces questions.
« Fais-le venir ici et nous lui dirons ce qu’il doit faire ! » s’écria-t-il.
D’un geste, les autres le firent taire.
« Non, dit le premier Soufi, cela ne peut réussir que s’il agit de son plein gré. »

Ils se rendirent alors tous les trois au bazar de Kaboul sous un déguisement
afin de ne pas influencer la décision de cet homme dont le Soufi avait parlé.
Dépouillé de sa robe et de son turban, le chef Soufi ne se distinguait guère du tout venant.
« Je jouerai le rôle de l’élément provocateur », chuchota-t-il
tandis qu’ils se tenaient devant l’étal, feignant d’examiner les fruits.
Il s’approcha du marchand, le salua et lui dit : « je connais un indigent.
Veux-tu lui donner par charité une livre de cerises ? »
Le marchand s’esclaffa : « Eh bien, j’ai déjà eu affaire à pas mal de plaisantins dans ma vie
mais c’est la première fois que quelqu’un qui veut des cerises s’abaisse
à venir m’en quémander une livre, soi-disant pour faire la charité ! »


« Vous voyez ce que je voulais dire ?, demanda le premier Soufi au roi.
L’homme le plus précieux que nous ayons vient de faire la suggestion la plus précieuse
et ce qui s’est passé a prouvé qu’il est sans valeur pour l’homme auquel il s’est adressé. »

« Mais parle-nous maintenant de "celui qui ne vaut rien"
et qui est précisément celui qui est précieux », demanda le roi.


Les deux derviches lui firent signe de les suivre.
Ils allaient traverser la rivière Kaboul
lorsque les deux Soufis saisirent brusquement le roi et le jetèrent à l’eau.
Or le souverain ne savait pas nager.

Il était sur le point de périr noyé quand Kaka Divana – dont le nom signifie l’Oncle Fou –
vagabond misérable et simple d’esprit que tout le monde connaissait bien
pour l’avoir vu souvent traîner dans les rues,
sauta dans la rivière et ramena le roi sain et sauf sur la berge.
Des passants, pourtant bien plus robustes que ce pauvre hère,
avaient vu le roi se débattre dans l’eau mais aucun n’avait esquissé le moindre geste.


Lorsque le noyé fut quelque peu remis, les deux derviches entonnèrent d’une même voix :
« celui qui ne vaut rien est précieux ! »

Et c’est ainsi que le souverain revint à sa vieille méthode traditionnelle
qui consistait à donner ce qu’il pouvait – éducation ou assistance,
sous quelque forme que ce soit – à ceux dont on décidait de temps à autre
qu’ils étaient les plus dignes de recevoir de l’aide.

– Sufi Abdul-Hamid Khan

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4 commentaires:

  1. Ces contes sont décidément très actuels, merci !

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    1. Trop forts nos ancêtres,
      et sans ordinateur ni plastique ni pétrole !
      :) à + Thierry

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  2. je ne connaissais pas ce conte ! j'en retiens qu'il ne faut jamais forcer la nature de l'homme pour réussir à en tirer un peu de bon ! ;)

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    1. Une lecture possible, ça me parle ta vision des choses ;)
      (Dans le livre, il est précisé qu'il y a plusieurs interprétations et niveaux de compréhension possibles, pour chaque conte).
      A + Vi

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