La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

lundi 23 juillet 2018

Le mal, c'est viril

Christophe Dejours, psychiatre, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers
et directeur du Laboratoire de Psychologie du travail, a écrit notamment
Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale,
éd. du Seuil, 1998.

C. Dejours relève dans son essai que, depuis ~1980,
une « guerre économique » mondiale est en cours.
Il écrit à ce sujet : « Le nerf de la guerre », ce n’est pas l’équipement militaire
ou le maniement des armes, c’est le développement de la « compétitivité ».

Quels sont le contexte et les enjeux de cette guerre ?
La guerre saine, c’est d’abord une guerre pour la santé (des entreprises) :
« dégraisser les effectifs »,
« enlever la mauvaise graisse » (Alain Juppé),

« faire le ménage »,
(…), autant d’expressions saisies ici et là dans le langage ordinaire des dirigeants.

C. Dejours déplore d’autres expressions couramment admises comme :
La fin justifie les moyens.
À la guerre comme à la guerre.
La guerre justifie les moyens (dictionnaire Robert).

Face à cette situation, qui se normalise, l’auteur déplore :
Ni résignation, ni dénonciation (…)
(…) les partisans de la guerre saine l’ont emporté depuis une quinzaine d’années,
(…) dans la bataille, il y a des vaincus, plus nombreux – nul ne le contestera –
que les vainqueurs. (…)
S’il y a des vainqueurs, et si la guerre se poursuit,
c’est parce que la machine de guerre mise en place fonctionne.
Et elle fonctionne remarquablement bien, c’est difficilement réfutable.

(…) - la guerre aurait commencé et se prolongerait
parce qu’elle serait inévitable (nous dit-on).
Elle s’auto-engendrerait et s’auto-reproduirait
en raison de la logique interne du « système »,
entendons par système, le système économique mondial, le marché.
Cette guerre serait en quelque sorte naturelle,
c’est-à-dire qu’elle relèverait de lois incontournables,
que la science économique élucide.

Afin que tout cela puisse fonctionner,
il y a des décideurs, actionnaires et politiciens, et il y a… :
Que la machine de guerre fonctionne, en revanche,
suppose que tous les autres (à part les hauts décideurs),
ou au moins la majorité d’entre eux,
apportent leur concours à son fonctionnement,
à son efficacité et à sa longévité, ou qu’en tout cas
ils ne l’empêchent pas de poursuivre son déploiement.
(…)
La machinerie de la guerre économique (…) fonctionne parce que,
en masse, les hommes et les femmes consentent à y participer.

L’auteur explique que la plupart des gens, dans la masse,
sont de « braves gens » dotés d’un sens moral.
Cette compétitivité exacerbée les « répugnent »
et pourtant ils s’y conforment. Pourquoi ? En voici les raisons :
Les ressorts subjectifs du consentement jouent ici un rôle que je crois décisif,
sinon déterminant. C’est au moins ce que suggèrent les enquêtes
sur la souffrance dans le travail dont il sera fait état plus loin.
C’est par la médiation de la souffrance au travail que se forme
le consentement à participer au système.
Et lorsqu’il fonctionne, le système génère, en retour,
une souffrance croissante parmi ceux qui travaillent.
Commentaire : !!!
(Je répète, avec mes mots : ce système fait souffrir les travailleurs, de l’ouvrier au cadre,
qui, eux, se démènent pour que ça fonctionne et, en retour, en récompense,
ce fonctionnement génère une souffrance croissante !
Ce système est insatiable, jamais satisfait, il en veut toujours plus…)

La souffrance s’accroît parce que ceux qui travaillent perdent progressivement
l’espoir que la condition qui leur est faite aujourd’hui pourrait s’améliorer demain.
Ceux qui travaillent font de plus en plus couramment l’expérience que leurs efforts,
leur engagement, leur bonne volonté, leurs « sacrifices » pour l’entreprise
n’aboutissent en fin de compte qu’à aggraver la situation.
Plus ils donnent d’eux-mêmes, plus ils sont « performants »,
et plus ils font de mal à leurs voisins de travail, plus ils les menacent,
du fait même de leurs efforts et de leurs succès (faire du zèle au travail).

C. Dejours explique que les travailleurs zélés déploient, pour pouvoir tenir le coup,
des « stratégies de défense » et aussi, leur intelligence (pour travailler plus vite, par exemple).
Ces défenses psychologiques permettent d’endurer la souffrance
(durant les heures de travail), ainsi que de la faire endurer aux autres,
ou, pour le moins, de la tolérer en restant indifférent (à ce qui arrive aux autres).

L’auteur aborde rapidement le besoin compensatoire d’alcool
(pour oublier notre « collaboration au système du mal »),
de drogues et médicaments psychotropes,
sans parler des suicides (à cause des conditions de travail).

Il est question dans cet essai, bien évidemment, d’une souffrance psychique, intérieure.

Ah tiens…, comme par hasard il s’agit de cette souffrance non-considérée,
voire carrément niée ou déniée,
le plus souvent raillée car désignée comme étant signe de faiblesse,
et, comme nous allons le voir, qu’un homme écoute sa subjectivité (son ressenti,
sa sensibilité émotionnelle, son éthique perso, son esprit critique, sa conscience)
signifierait un manque de... « virilité » ! … ?

Pour comprendre comment nous en sommes rendus à tolérer
et à produire le sort réservé aux chômeurs
et aux nouveaux pauvres dans une société qui pourtant ne cesse de s’enrichir,
nous devrons d’abord prendre connaissance de « la souffrance au travail ».
Nous aurons aussi à analyser certaines « stratégies de défense »
particulièrement préoccupantes parce qu’elles nous aident à fermer les yeux
sur ce dont, pourtant, nous avons l’intuition pénible.

C. Dejours parle des défenses (mécanismes psychiques) individuelles,
que chaque travailleur met en place,
ainsi que des stratégies de défense collective (pour pouvoir continuer de travailler ensemble,
alors que des collègues ont été licenciés, que d’autres dépriment ou se suicident…)

« Comment tolérer l’intolérable ? » (Titre du premier chapitre)
Dans cet essai, l’auteur paraît s’adresser à des médecins et psychanalystes,
puisque chacun ne sait pas forcément qu’une souffrance intérieure qui perdure
(qu’on ne parvient ni à soulager ni à guérir),
déséquilibre l’être et la personnalité au point de rendre malade l’individu :
Nul ne doute que ceux qui ont perdu leur emploi,
ceux qui ne parviennent pas à en trouver (…)
et qui subissent le processus de désocialisation progressif, « souffrent ».
Chacun sait que ce processus conduit à la maladie mentale ou physique,
ou aux deux à la fois,
par l’intermédiaire d’une atteinte portée contre le socle de l’identité.
Tous aujourd’hui partagent un sentiment de peur, pour soi, pour ses proches,
pour ses amis ou pour ses enfants, vis-à-vis des risques de l’exclusion.
Enfin, tout le monde « sait » que grandit chaque jour dans toute l’Europe
le nombre des exclus et des menaces d’exclusion
et nul ne peut s’abriter honnêtement derrière le voile trop transparent
de l’ignorance qui disculperait.
En revanche, tout le monde aujourd’hui ne partage pas le point de vue
selon lequel les victimes du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale,
seraient victimes aussi d’une « injustice ».
En d’autres termes, il y a ici, pour beaucoup de citoyens,
un clivage entre souffrance et injustice. Ce clivage est grave.

Concernant le manque de réaction des travailleurs face aux injustices socio-professionnelles :
Pour comprendre le drame que constitue la faiblesse de la mobilisation
contre le chômage et l’exclusion, il faudrait être en mesure d’analyser
précisément les rapports ou les liens qui se tissent ou se défont
entre souffrance d’autrui et injustice (ou justice).
Les personnes qui dissocient leur perception de la souffrance d’autrui
du sentiment d’indignation qu’impliquerait la reconnaissance d’une injustice
adoptent souvent une posture de « résignation ».
Résignation face à un « phénomène » : la crise de l’emploi,
considérée comme une fatalité, comparable à une épidémie, à la peste, (…)

Concernant la responsabilité de cet état de faits (dans le monde du travail) :
La question de la justice ou de l’injustice implique d’abord la question
de la responsabilité personnelle (…)

C. Dejours comme Hannah Arendt (plusieurs fois mentionnée) évoquent
– ou diagnostiquent – une « banalisation du mal » :
L’exclusion et le malheur infligés à autrui dans nos sociétés,
sans mobilisation politique contre l’injustice,
viendraient d’une dissociation réalisée entre malheur et injustice,
sous l’effet de la banalisation du mal dans l’exercice des actes civils ordinaires
par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimes de l’exclusion,
et qui contribuent à exclure et à aggraver le malheur
de fractions de plus en plus importantes de la population.
Notre hypothèse consiste en ceci que, depuis 1980, ce n’est pas seulement
le taux de chômage qui a changé, ce serait
« toute la société qui se serait transformée qualitativement »,
au point de ne plus avoir les mêmes réactions que naguère.
Pour être plus précis, nous visons, sous cette formule,
essentiellement une évolution des réactions sociales à la souffrance,
au malheur et à l’injustice.
Évolution qui se caractériserait par l’atténuation des réactions
d’indignation, de colère et de mobilisation collective
pour l’action en faveur de la solidarité et de la justice,
cependant que se développeraient des réactions de réserve,
d’hésitation et de perplexité, voire de franche indifférence,
ainsi que de tolérance collective à l’inaction
et de résignation face à l’injustice et à la souffrance d’autrui.
Cette évolution, aucun analyste ne la conteste.
Beaucoup s’en désespèrent.
Seules les explications de ce phénomène divergent.
On comprend mal comment une mutation politique de cette ampleur
a pu se produire en si peu de temps.
(…)

Dans cette perspective, il nous faudrait essayer de comprendre autrement
que par l’absence d’utopie sociale alternative
la faiblesse de la mobilisation collective contre la souffrance.
Le problème devient alors celui du « développement de la tolérance à l’injustice ».
Ce serait justement l’absence de réactions collectives de mobilisation
qui rendrait possible la poursuite du développement progressif
du chômage et de ses dégâts psychologiques et sociaux, (…)
Ces nouvelles méthodes (de management) s’accompagnent non seulement
de licenciements, mais d’une brutalité dans les rapports de travail
qui génère beaucoup de souffrance.

Certes, on la dénonce.
Mais la dénonciation reste absolument sans conséquence politique,
parce que sans mobilisation collective concomitante. Au contraire,
« cette dénonciation semble compatible avec une tolérance croissante à l’injustice ».

C. Dejours précise ce que désigne la souffrance (dans son étude),
car ce mal-être touche tout le monde, travailleurs, petits dirigeants, chômeurs, etc. :
(…) il est nécessaire de préciser ce que l’on entend ici par souffrance. (…)
Les premiers (rapports) renvoient à la souffrance
de ceux qui n’ont pas de travail ou d’emploi ;
les seconds renvoient à la souffrance de ceux qui continuent de travailler.
« La banalisation du mal repose précisément sur un processus
de renforcement réciproque des uns par les autres ».
On cherche à nous faire croire, ou l’on a tendance à croire spontanément,
que la souffrance dans le travail a été très atténuée, voire complètement effacée,
par la mécanisation et la robotisation (…)
Malheureusement, tout cela relève du cliché,
car on ne nous montre que les devantures ou les vitrines offertes par les entreprises,
généreusement il est vrai, au regard du badaud ou du visiteur.
Les journalistes, depuis deux décennies, ont cessé de faire des enquêtes sociales
ou des investigations dans le monde du travail ordinaire
pour se consacrer à des « reportages » sur les lumières des vitrines du progrès.

Comment l’auteur entend le terme « sujet » :
Le terme « sujet (…) n’est pas un dénomination générale (…)
Chaque fois que ce terme apparaîtra, ce sera pour parler de celui ou de celle
qui éprouve affectivement la situation dont il est question.
Affectivement, c’est-à-dire sur le mode d’une émotion ou d’un sentiment,
qui n’est pas seulement un contenu de pensée
mais surtout et avant tout un état du corps.
L’affectivité est la façon dont le corps s’éprouve lui-même
dans la rencontre avec le monde

Voici des facteurs générant de la souffrance intérieure :
- La crainte de l’incompétence (…)
- La contrainte à mal travailler (…) (… !)
- Sans espoir de reconnaissance (…)
Lorsque la qualité de mon travail est reconnue,
ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes,
mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. (…)
Alors le travail s’inscrit dans la dynamique de l’accomplissement de soi.
(…)
Faute de bénéfices de la reconnaissance de son travail
et de pouvoir accéder ainsi au sens de son rapport vécu au travail,
le sujet est renvoyé à sa souffrance et à elle seule.
(…) il n’y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de la santé mentale.

C. Dejours relève que les syndicats, dès les années 1970, ont minimisé l’aspect
de la souffrance intérieure (souvent réduite au stress) pour s’intéresser
surtout à « l’organisation, la gestion et le management de l’entreprise » :
Ainsi, à la première phase du processus de construction de la tolérance à la souffrance
qu’a constituée le « refus syndical » de prendre en considération la subjectivité
(la souffrance psychique) succède une deuxième phase :
celle de la « honte » de rendre publique la souffrance engendrée
par les nouvelles techniques de gestion du personnel.

Le cercle vicieux du travailleur méprisant le chômeur :
Or nous venons de voir que le sujet qui souffre lui-même de son rapport « au travail »
est souvent conduit, dans la situation actuelle, à lutter contre l’expression publique
de sa propre souffrance. Il risque alors d’être affectivement
dans une posture d’indisponibilité et d’« intolérance » à l’émotion
que déclenche en lui la perception de la souffrance d’autrui (par exemple,
"oublier" le suicide d’un collègue, en rationalisant « il était dépressif »).
De sorte que, en fin de compte, l’intolérance affective à sa propre émotion réactionnelle
conduit le sujet à s’isoler de la souffrance de l’autre par une attitude d’indifférence
– donc de tolérance à ce qui provoque sa souffrance.
En d’autres termes,
la conscience de – ou l’insensibilité à – la souffrance des chômeurs

est indéfectiblement tributaire du rapport du sujet à sa propre souffrance.
C’est la raison pour laquelle l’analyse de la tolérance à la souffrance du « chômeur »
et à l’injustice qu’il subit passe par l’élucidation de la souffrance au « travail ».
Ou, pour le dire en d’autres termes, l’impossibilité d’exprimer et d’élaborer
la souffrance au travail constitue un obstacle majeur à la reconnaissance
de la souffrance de ceux qui chôment.

Les hauts dirigeants et manageurs utilisent la menace et la peur
(une vieille technique, ma fois efficace) :
Pour l’heure, nous retiendrons que les travailleurs soumis à cette forme nouvelle
de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation
vivent constamment « dans la peur ».
Cette peur est permanente et génère des conduites d’obéissance,
voire de soumission.
Elle casse la réciprocité entre les travailleurs,
elle coupe le sujet de la souffrance de l’autre qui souffre aussi, pourtant,
de la même situation.
A plus forte raison, elle coupe radicalement ceux qui subissent
la domination dans le travail de ceux qui sont loin de cet univers
– des exclus, des chômeurs – et de leur souffrance,

qui est très différente de celle que connaissent ceux qui travaillent.
Ainsi la peur produit-elle une séparation subjective croissante
entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas.

C. Dejours et de nombreux autres scientifiques ont relevé que
du sommet de la hiérarchie d’une entreprise se diffusent le mensonge
et une « stratégie de distorsion communicationnelle » :
Le mensonge consiste à décrire la « production » (fabrication ou service)
à partir des « résultats » et non à partir des activités dont ils sont issus.
C’est la première caractéristique.
La seconde consiste à construire une description
qui ne s’appuie que sur les résultats « positifs »
et les succès
et ment par omission donc,
en ne mentionnant pas ce qui relève du défaut ou de l’échec.

Il s’agit de comprendre que l’entreprise investit énormément pour son image et sa publicité.
Au travers de sa "communication" tant interne que publique, elle met en avant ses réussites,
alors que les employés, des ouvriers aux petits dirigeants, la plupart en souffrance,
savent pertinemment que cette communication est, sinon fausse et mensongère,
pour le moins partielle et partiale.

En plus, la plupart de ces entreprises sont fragmentées, ce qui fait que,
d’un secteur à l’autre, les employés n’en savent guère plus que le public
concernant ce qu’il s’y passe, comment on y travaille (dans l’autre secteur), etc.,
et que, de la sorte, au sein même de l’entreprise,
les divers services sont en concurrence et en compétitivité constante !

Donc, l’esprit général de l’économie se résume à :
concurrence débridée et compétitivité exacerbée contre les autres entreprises
et, dans chaque entreprise, entre les divers services et secteurs.
En fait, selon cet auteur (qui cite moult autres scientifiques),
si on évaluait les grandes entreprises en tenant compte de plusieurs facteurs,
dont le « travailler ensemble », la santé et le bien-être de chacun,
le fait de se sentir utile et valorisé, etc., les accidents, les erreurs, etc.,
le décalage entre la théorie et la pratique, entre l’image et les faits, etc.,
le bilan global des entreprises pencherait nettement du côté défavorable
insatisfaisant, malsain.
Uniquement les résultats (soit, les bénéfices) de ces entreprises sont intéressants
(mais ils ne profitent qu’aux actionnaires et principaux dirigeants !)

Chaque travailleur, de l’ouvrier au cadre, se voit "obligé" de cliver sa personnalité
(durant les heures de travail) afin de se dépasser lui-même (pour ne pas perdre son poste),
et afin de supporter les faux-semblants, dissimulations et ignominies. Alors le travailleur,
en plus de « banaliser le mal », se voit devoir le « rationaliser » :
« Rationalisation » désigne ici (sens psychiatrique) une défense psychologique
qui consiste à donner à un vécu, un comportement ou à des pensées
reconnus par le sujet lui-même comme invraisemblables
(mais auxquels cependant il ne peut pas renoncer),
un semblant de justification en recourant à un raisonnement spécieux
plus ou moins alambiqué ou sophistiqué.
Dans le cas présent, la rationalisation est une justification à vocation collective,
sociale et politique, reposant sur un raisonnement spécieux ou paralogique.
(…)
Rationalité qui est étayée sur un discours scientifique, parfois déformé,
parfois repris sans distorsion, mais avec une manipulation de son usage,
(…)
En substance, il s’agit, par la rationalisation, de démontrer que le mensonge,
même s’il est regrettable, est un « mal nécessaire «  et inévitable
.
S’y soustraire, ce serait aller contre le sens de l’histoire.

Y apporter son concours, c’est accélérer le passage d’une étape historique douloureuse
(mais comparable, somme toute, à la douleur nécessaire à l’évacuation d’un abcès)
à une étape de soulagement.
La rationalité invoquée ici est, bien sûr, la raison économique.
Mais on verra aussi qu’elle s’insinue, presque toujours,
dans d’autres considérations rattachées à la rationalité sociale,
en vertu de principes fort douteux au plan moral-pratique.
(…) il faut tenir compte du fait que le secteur clivé
(celui où le sens moral est suspendu)
se caractérise par la suspension de la faculté de penser.
On sait que le secteur à exclure de la pensée est le même pour tous :
c’est celui de la peur du malheur
socialement générée par la manipulation néolibérale de la concurrence face à l’emploi,
que nous avons désignée par le terme « précarisation ».
Précarisation qui ne concerne pas que l’emploi mais, au-delà,
toute la condition sociale et existentielle.
Dans cette configuration psychologique très particulière,
la zone du monde qui est déniée par le sujet, et où la faculté de penser est suspendue,
est, par compensation, occupée par le recours aux stéréotypes.
A la place de la pensée personnelle,
le sujet reprend un ensemble de formules toutes faites,
qui lui sont données de l’extérieur, par l’opinion dominante,
par les propos de « café du commerce ».

Banalisation du mal (souffrance subie et souffrance des autres, injustice sociale, etc.)
et rationalisation (des faits inadmissibles) amène à une normalisation.
On trouve tout cela normal, maintenant (20 ans après la publication de cette étude).

Nous sommes devenus des « collaborateurs du mal » (termes de C. Dejours),
puisque faisant fi de toute morale (éthique perso et sociale).
Mais qui sont les hauts dirigeants et les actionnaires, je veux dire quel est leur état d’esprit ?
Le problème que nous posons ici est celui de l’enrôlement des « braves gens »,
en grand nombre, voire en masse, dans l’accomplissement du mal
et de l’injustice contre autrui. Par « braves gens », nous entendons
ceux qui ne sont ni des pervers sadiques, ni des paranoïaques fanatiques (…)
En l’occurrence, les paranoïaques sont souvent retrouvés aux postes de commandement,
en position de leaders de l’injustice, commise toutefois au nom du bien,
de la nécessité, de l’épuration, de la juste sévérité

et d’une rationalité dont seules les prémisses sont erronées.
De fait, pervers et paranoïaques jouent effectivement un rôle important
dans la construction de la doctrine et dans l’action (…)

Ce sont eux qui conçoivent le système.
Compris ?
Les psychopathes, paranoïaques et pervers sadiques,
créent et sont aux commandes du Système ;
alors que les braves gens, « ne présentant pas de troubles majeurs du sens moral »,
se laissent enrôler dans cette machinerie,
ensuite ils font du zèle pour avoir un bon poste et le garder,
pour se sentir valorisé, reconnu, ou simplement, selon l’auteur,
pour s’assurer que l’entreprise fonctionne.

C. Dejours se questionne sur « le destin du sens moral ».

Concernant la valorisation du mal, il écrit :
Le mal, dans le cadre de cette étude, c’est la tolérance au « mensonge »,
sa non-dénonciation et, au-delà, le concours à sa production et à sa diffusion.
Le mal, c’est aussi la tolérance, la non-dénonciation
et la participation à « l’injustice » et à « la souffrance infligée à autrui ».
Il s’agit d’abord des infractions de plus en plus fréquentes et cyniques
au Code du travail (…)
Le mal, c’est ensuite toutes les injustices délibérément commises
et publiquement exhibées concernant les affectations « discriminatoires »
et manipulatoires aux postes les plus pénibles ou les plus dangereux ;
ce sont le mépris, les grossièretés et les obscénités vis-à-vis des femmes.
Le mal, c’est encore la manipulation délibérée de la « menace »,
du chantage et des insinuations contre les travailleurs,
en vue de les déstabiliser psychologiquement,
de les pousser à commettre des erreurs, pour se servir ensuite des conséquences (…)
Le mal, c’est aussi la participation aux plans sociaux,
c’est-à-dire aux licenciements arrosés de fausses promesses
d’assistance ou d’aide à retrouver un emploi (…)
Le mal, c’est encore de manipuler la menace à la précarité pour soumettre autrui,
pour lui infliger des sévices, par exemple sexuels, ou lui faire faire des choses
qu’il réprouve moralement, et, d’une façon plus générale, pour lui faire peur.
Il y a donc ici,
une sorte d’alchimie sociale grâce à laquelle le vice est transmuté en vertu.
(…)
Le principal ingrédient de cette réaction alchimique peut être identifié précisément :
il porte le nom de « virilité ».
La virilité se mesure précisément à l’aune de la violence
que l’on est capable de commettre contre autrui (…)
Est un homme, est un homme véritablement « viril », celui qui peut, sans broncher,
infliger la souffrance ou la douleur à autrui, au nom de l’exercice, de la démonstration
ou du rétablissement de la domination et du pouvoir sur l’autre ; y compris par la force.
Bien entendu, cette virilité est socialement construite
et doit être radicalement distinguée de la masculinité
qui se définirait précisément par la capacité d’un homme à se distancier,

à s’affranchir, à subvertir ce qui lui prescrivent les stéréotypes de la virilité.
Dans le cas présent, faire le « sale boulot » dans l’entreprise est associé,
par ceux qui sont aux postes de direction – les leaders du travail du mal –,
à la virilité.
Celui qui refuse ou ne parvient pas à commettre le mal
est dénoncé comme un « pédé », une « femme », un gars « qui n’en a pas », (…)
Bien entendu, le leader du travail du mal est avant tout « pervers »,
lorsqu’il utilise le « recours à la virilité » pour faire passer le mal pour le bien. (…)
Tout cela, bien entendu, conduit à s’interroger sur la virilité socialement construite
comme une des formes majeures du mal dans nos sociétés.
Le mal a fondamentalement partie liée avec le mâle.
C. Dejours propose d’étudier, de prendre conscience, à un niveau socio-politique,
des rapports entre la souffrance (intérieure) et le courage ;
ainsi qu’entre le courage et la virilité.
Pour un viril, le courage doit être validé par des tiers,
le soi-disant courage se voit donc mis en scène en public.
Pour un homme masculin, selon l’auteur,
le courage est affaire « individuelle »
(l’acte n’a donc pas besoin d’être validé par autrui).

Le courage consisterait, en entreprise, à résister,
à refuser et à combattre le « sale boulot », le sale esprit, le mal.
Ce que les travailleurs n’osent pas, ne font pas.

L’auteur va jusqu’à observer que les virils se sentent en danger
face à la sensibilité (émotionnelle) des femmes et des hommes ( jugés non-virils),
c’est pourquoi ils méprisent et haïssent tant les femmes, les gay et les sensibles…



4 commentaires:

  1. Eric,
    Très juste ! Et la pensée de Didier Super termine bien le tableau.
    Les mâles alphas, c'est tout un poème...
    Thierry

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  2. Coucou ;)
    Conséquence, vais arrêter de bosser, me remettre au bedo, et pis merde les virils je prends (Faut pas le dire hein:))
    https://www.youtube.com/watch?v=blrdg2Yqx0s
    C'est la société qu'est pourrie et nos droits sont baiser pour tout les trous, je suis pas riche et je souhaite juste avoir mon ami et mon apart, le boulot c'est bien aussi mais bon faut bien payer la vie sinon elle rend pas la monnaie.
    Sur ce je te dis a bientôt j'aie lu post post plus récent, j'y poserai bien une musique mais bon tchôô

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