La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. La peur tue l'esprit.
J'affronte ma peur. Je lui permets de passer sur moi, au travers de moi.
Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin.
Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.

mercredi 22 novembre 2017

Être et persona (G IIII)

Dans cette rubrique paraît une série d’articles portant sur la connaissance de soi,
articles se composant d’extraits de l’enseignement de G. I. Gurdjieff,
selon les notes prises par P. D. Ouspensky, l’un de ses élèves.

G. I. Gurdjieff tenait sa connaissance de la « tradition ancienne ».

Soyez votre propre flambeau et votre propre recours.
– Sagesse orientale
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L’avis de G. I. Gurdjieff concernant l’évolution est tranchant.
En bref,
pour autant qu’une personne veuille vraiment évoluer,
elle avance non seulement à l’encontre du mouvement mécanique général,
mais également à l’encontre de la Nature, et même de Dieu.
En voici la raison principale :
notre fonction de vie, comme celle des autres animaux,
est naturellement mécanique (instinctivo-motrice).
Cette fonction sert les desseins de la Terre et des autres planètes,
qui servent les desseins de l’Univers (de ce qui dépasse notre entendement).

Voici ce qu’entend G. I. Gurdjieff par « évolution » :
En ce qui regarde l’évolution,
il est indispensable de bien se convaincre, dès le début,
qu’il n’y a jamais d’évolution mécanique possible.
L’évolution de l’homme est l’évolution de sa conscience.
Et la "conscience" ne peut pas évoluer inconsciemment.
L’évolution de l’homme est l’évolution de sa volonté,
et la "volonté" ne peut pas évoluer involontairement.
L’évolution de l’homme est l’évolution de son pouvoir de "faire",
et "faire" ne peut pas être le résultat de ce qui "arrive".


G. I. Gurdjieff explique ensuite l’indispensable équilibre
à maintenir entre « l’être et le savoir ».

Plus avant (selon les notes prises par P. D. Ouspensky),
il reprend cette scission intérieure entre l’être (ou essence de la personne)
et la personnalité (construite par les savoirs) :
Le développement de l’homme s’opère selon deux lignes :
"savoir" et "être".
Pour que l’évolution se fasse correctement,
les deux lignes doivent s’avancer ensemble,
parallèles l’une à l’autre et se soutenant l’une l’autre.
Si la ligne du savoir dépasse trop celle de l’être,
ou si la ligne de l’être dépasse trop celle du savoir,
le développement de l’homme ne peut se faire régulièrement ;
tôt ou tard, il doit s’arrêter.
Les gens saisissent ce qu’il faut entendre par "savoir".
Ils reconnaissent la possibilité de différents niveaux de savoir :
ils comprennent que le savoir peut être plus ou moins élevé,
c’est-à-dire de plus ou moins bonne qualité.
Mais cette compréhension, ils ne l’appliquent pas à l’être.
Pour eux, l’être désigne simplement "l’existence", qu’ils opposent à la "non-existence".
Ils ne comprennent pas que l’être peut se situer à des niveaux très différents
et comporter diverses catégories.
Prenez, par exemple, l’être d’un minéral et l’être d’une plante.
Ce sont deux êtres différents.
(…) deux hommes peuvent différer dans leur être
plus encore qu’un minéral et un animal.
C’est exactement ce que les gens ne saisissent pas.
Ils ne comprennent pas que « le savoir dépend de l’être ».
Et non seulement ils ne le comprennent pas, mais ils ne veulent pas le comprendre.
Dans la civilisation occidentale tout particulièrement,
il est admis qu’un homme peut posséder un vaste savoir,
qu’il peut être par exemple un savant éminent, l’auteur de grandes découvertes,
un homme qui fait progresser la science, et qu’en même temps il peut être,
et a le droit d’être, un pauvre petit homme égoïste, ergoteur, mesquin,
envieux, vaniteux, naïf et distrait.
On semble considérer ici qu’un professeur doit oublier partout son parapluie.
Et cependant, c’est là son être.
Les gens accordent la plus grande valeur au savoir,
mais ils ne savent pas accorder à l’être une valeur égale
et ils n’ont pas honte du niveau inférieur de leur être.
Ils ne comprennent même pas ce que cela veut dire.
Personne ne comprend que le degré du savoir d’un homme
est fonction du degré de son être.
Lorsque le savoir surclasse l’être par trop, il devient théorique,
abstrait, inapplicable à la vie ; il peut même devenir nocif parce que,

au lieu de servir la vie et d’aider les gens dans leur lutte contre les difficultés
qui les assaillent, un tel savoir commence à tout compliquer ;
dès lors, il ne peut plus apporter que de nouvelles difficultés,
de nouveaux troubles et toutes sortes de calamités, qui n’existaient pas auparavant.
La raison en est que le savoir qui n’est pas en harmonie avec l’être
ne peut jamais être assez grand ou, pour mieux dire,
suffisamment qualifié pour les besoins réels de l’homme.
Ce sera le savoir « d’une chose », lié à l’ignorance « d’une autre » ;
ce sera le savoir du « détail », lié à l’ignorance du « tout » ;
le savoir de la « forme », ignorant de « l’essence ».
Une telle prépondérance du savoir sur l’être
peut être constatée dans la culture actuelle.
L’idée de la valeur et de l’importance du niveau de l’être a été complètement oubliée.
On ne sait plus que le niveau du savoir est déterminé par le niveau de l’être.
(…)
Lorsque le savoir l’emporte sur l’être,
l’homme « sait mais il n’a pas le pouvoir de faire ».

C’est un savoir inutile.
Inversement, lorsque l’être l’emporte sur le savoir,
l’homme « a le pouvoir de faire », mais il ne sait pas quoi faire.

Ainsi l’être qu’il a acquis ne peut lui servir à rien, et tous ses efforts ont été inutiles.
Dans l’histoire de l’humanité, nous trouvons de nombreux exemples
de civilisations entières qui périrent soit parce que leur savoir surclassait leur être,
soit parce que leur être surclassait leur savoir.
(…)
(…) il est indispensable de comprendre le rapport du savoir et de l’être,
pris ensemble.
« Le savoir est une chose, la compréhension en est une autre ».
Mais les gens confondent souvent ces deux idées,
ou bien ils ne voient pas nettement où est la différence.
Le savoir par lui-même ne donne pas de compréhension.
Et la compréhension ne saurait être augmentée par un accroissement du seul savoir.
La compréhension dépend de la relation du savoir à l’être.
La compréhension résulte de la conjonction du savoir et de l’être.
Par conséquent l’être et le savoir ne doivent pas trop diverger,
autrement la compréhension s’avèrerait fort éloignée de l’un et de l’autre.
(…), la relation du savoir à l’être
ne change pas du fait d’un simple accroissement du savoir.
Elle change seulement lorsque l’être grandit parallèlement au savoir.
En d’autres termes,
la compréhension ne grandit qu’en fonction du développement de l’être.
Avec leur pensée ordinaire, les gens ne distinguent pas entre savoir et compréhension.
Ils pensent que si l’on sait davantage, on doit comprendre davantage.
C’est pourquoi ils accumulent le savoir ou ce qu’ils appellent ainsi,
mais ils ne savent pas comment on accumule la compréhension
et ils ne s’en soucient pas.
Cependant une personne exercée à l’observation de soi sait avec certitude
qu’à différentes périodes de sa vie elle a compris une seule et même idée,
une seule et même pensée, de manières totalement différentes.
Il lui semble étrange souvent qu’elle ait pu comprendre si mal
ce qu’elle comprend maintenant, croit-elle, si bien.
Et elle se rend compte, cependant, que son savoir est demeuré le même ;
qu’elle ne sait rien de plus aujourd’hui qu’hier.
Qu’est-ce donc qui a changé ?
C’est son être qui a changé.
Dès que l’être change, la compréhension elle aussi doit changer.
Entre le savoir et la compréhension,
la différence devient claire lorsque nous réalisons
que le « savoir » peut être la fonction d’un seul centre (l'intellect).
La compréhension, au contraire, est la fonction de trois centres.
Ainsi l’appareil du penser peut « savoir » quelque chose.
Mais la compréhension apparaît seulement
quand un homme a le « sentiment » et la « sensation »
de tout ce qui se rattache à son savoir.
Nous avons parlé précédemment de la mécanicité.
Un homme ne peut pas dire qu’il comprend l’idée de la mécanicité,
lorsqu’il la « sait » seulement avec sa tête.
Il doit la « sentir » avec toute sa masse, avec son être entier.
Alors il la comprendra.
Dans le champ des activités pratiques,
les gens savent très bien faire la différence entre le simple savoir et la compréhension.
Ils se rendent compte que savoir et « savoir faire » sont deux choses toutes différentes,

et que « savoir faire » n’est pas le fruit du seul savoir.
Mais, sortis de ce champ de leur activité pratique,
les gens ne comprennent plus ce que cela signifie : "comprendre".
En règle générale, lorsque les gens se rendent compte
qu’ils ne comprennent pas une chose,
ils essaient de lui « trouver un nom »,
et lorsqu’ils ont trouvé un nom, ils disent qu’ils "comprennent".
Mais "trouver un nom" ne signifie pas que l’on comprenne.
Par malheur, les gens se satisfont habituellement des noms.
Et un homme qui connaît un grand nombre de noms,
c’est-à-dire une multitude de mots,
est réputé très compréhensif – excepté, dans les choses pratiques
où son ignorance ne tarde pas à devenir évidente.



Le langage, notre façon de parler, représente une limite à la compréhension :
L’une des raisons de la divergence
entre la ligne du savoir et la ligne de l’être dans notre vie,
en d’autres termes le manque de compréhension
qui est en partie la cause et en partie l’effet de cette divergence,
se trouve dans le langage que parlent les gens.
Ce langage est rempli de conceptions fausses,
de classifications fausses, d’associations fausses.

(…) chaque mot peut avoir des milliers de significations différentes
selon le bagage dont dispose celui qui parle
et le complexe d’associations en jeu au moment même.
(…)
Les gens sont absolument convaincus d’avoir un langage commun

et de se comprendre les uns les autres.
En fait, cette conviction n’a pas le moindre fondement.
(…) personne ne comprend personne.
Deux hommes peuvent avec une conviction profonde dire la mêmes chose,
mais lui donner des noms différents, et discuter alors à perte de vue,
sans soupçonner que leur pensée est exactement la même.
Ou bien, inversement, deux hommes peuvent employer les mêmes mots
et s’imaginer qu’ils sont d’accord, qu’ils se comprennent,
tandis qu’ils disent en réalité des choses absolument différentes
et ne se comprennent pas le moins du monde.
(…)
Les gens ne cessent de confondre les langues des différentes sciences
et ils ne peuvent jamais établir leurs rapports justes.
Même dans chaque branche de la science prise isolément,
de nouvelles terminologies,
de nouvelles nomenclatures apparaissent constamment.
Et plus vont les choses, pires elles deviennent.
L’incompréhension mutuelle, loin de diminuer, ne fait que grandir,
et il y a toutes les raisons de penser que cela ne fera que s’amplifier
toujours dans le même sens. Les gens se comprendront de moins en moins.

Durant la première guerre mondiale,
G. I. Gurdjieff a "prédit" cette incompréhension réciproque !
Il ne s’était pas trompé.

Il observait que nos langages « manquent de termes exprimant la relativité ».


3 commentaires:

  1. Eric,
    INtéressant. Bon j'ai du le lire deux fois, des choses m'échappent mais étant en plein module 3 de cnv j'y retrouve des choses quelques part.
    @+

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    1. Salut Thierry, laisse reposer, tu verras, un jour ça prend forme...
      (J'ai une vingtaine d'années de recul, durant lesquelles j'ai pu constater,
      en moi et à l'extérieur, le bien-fondé de tout ça).
      Le propos parait complexe,
      mais en s'observant et en observant le monde, ça devient évident.
      Par exemple : le fait qu'on ne nous apprend qu'à développer la personnalité,
      notamment à l'école, ce qui a pour conséquence de laisser l'être à l'état larvaire...
      Nous avons tout misé sur la persona.
      Dorénavant, il va falloir rétablir ce déséquilibre qui nous rend bancal.

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  2. A tous ceux(les) intéressés par cette rubrique :
    ces extraits d'enseignement sont à lire, et à relire,
    à votre rythme, à votre façon (une unique lecture,
    en tentant de comprendre avec le seul intellect, se révèlera insuffisant).

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